En 1968, à Londres, Evgeny Svetlanov dresse un immense brasier à la gloire de Scriabine. Published on 2 April 2015 par Bertrand Boissard
Le Poème de l’extase, le chef-d’œuvre orchestral de Scriabine — et sa partition la plus célèbre —, reste lié à Evgeny Svetlanov. Ceux qui ont eu la chance d’entendre en concert le chef d’orchestre russe exécuter l’ouvrage luxuriant, véritable orgie sonore, ne sont pas prêts d’oublier la présence, la puissance et la tension qu’il y insufflait. Le 22 août 1968, dans une de ses rares apparitions de l’époque en Occident, il dirige l’Orchestre symphonique d’État d’URSS (fondé en 1936) au Royal Albert Hall. Les interprètes de cette œuvre du compositeur mystique n’étaient alors pas légion. Leopold Stokowski à l’Ouest, Nikolaï Golovanov en Russie faisaient office de grands-prêtres. Bien peu d’autres s’y risquaient. À l’origine, un long poème du compositeur, qui servira aussi de préliminaire à la Cinquième Sonate contemporaine, débutant par ces mots : « Je vous appelle à la vie, ô forces mystérieuses… » Evgeny Svetlanov se donnait totalement à la musique. Sa générosité le conduisait à défendre des créateurs selon lui injustement relégués dans l’ombre — au premier chef Scriabine et Medtner — mais il s’est emparé aussi d’un nombre impressionnant de pages de compositeurs russes et vouait un véritable culte à Mahler. Dans cette captation enthousiasmante, comme dans ses autres exécutions « live », il envisage le Poème de l’extase telle une confrontation épique de plusieurs mondes, une cosmogonie vibrante et sensuelle. Toutes ses forces spirituelles, son énergie, sa capacité à mêler et fondre entre elles, en une alchimie redoutablement efficace, les masses sonores, à habiter un flux inexorable, tout cela tend vers un seul but : l’irrésistible crescendo final, qu’il fait durer comme personne, avec une intensité littéralement colossale. L’effet en concert était prodigieux et ne pouvait provoquer chez le public — tel celui des Prom’s sur cet enregistrement — qu’une immense clameur. Svetlanov est mort en 2002, à 73 ans. Dans la mémoire des mélomanes, il demeure cet artiste apte à soulever de terre chaque partition et à amener l’auditeur à accéder à une sorte d’infini. Son romantisme forcené — qui lui interdisait de toucher à des ouvrages trop « modernes » —, d’un autre temps, a contribué à en faire un des musiciens les plus inspirés et sensibles du XXe siècle.