Pour le soixantième anniversaire du chef d’orchestre Evgeny Svetlanov
Irina Strajenkova, le 19 août 1988
L’artiste qui ne fait pas les choses à moitié
De nos jours, alors que « perestroïka » est devenu le mot le plus populaire en Union soviétique, on a presque envie de l’associer à Evgeny Svetlanov, l’un des meilleurs chefs d’orchestre du pays il est à la tête de l’Orchestre d’Etat d’URSS, une phalange de renommée mondiale depuis bien des années. Oui, » perestroïka » parce que cet artiste a toujours vécu et continue de vivre selon l’exigence d’esprit de hardiesse et de liberté de création, éléments vitaux de l’époque actuelle. » C’est un homme qui a son propre point de vue sur le monde et sur l’art, et qui le défend d’une façon confiante, écrivait Rodion Chtchedrine pendant les soi-disant » années de stagnation « , alors que le maestro n’avait que la musique comme seule arme. Mais aujourd’hui, le don journalistique de Svetlanov, qui a plus d’une fois enflammé le lecteur par ses accents brûlants et extrêmes, s’est pleinement développé.
Il faut être doté d’une grande force de caractère pour oser, la veille de la première d’un opéra rêvé depuis des années (Le Coq d’or de Rimsky-Korsakov), se prononcer dans les pages d’une revue comme la Literatournaya Gazeta sur tous les dysfonctionnement qui empêchent de travailler dans des conditions normales au Bolchoï. Le musicien était en négociations avec le ministère de la Culture, avec la direction du Bolchoï, avec un nombre important de représentants de l’Etat. Et tout cela, je le répète, la veille de la première…
Il est ainsi en toute chose. Passionné, animé du don de soi et allant jusqu’au bout de chacun de ses actes. Dans tous les domaines de son activité, que ce soit la direction d’orchestre ou la composition musicale, le piano ou l’écriture journalistique, et même le bénévolat social, cet homme n’y est jamais allé par quatre chemins.
Ainsi, personne ne l’a jamais « formaté » pour organiser un cycle éducatif de concerts pour les jeunes. Néanmoins, avec « Toutes les symphonies de Tchaïkovski », série retransmise par la télévision centrale (une interprétation extraordinaire des six partitions), preuve a été faite du talent et du succès absolus de Svetlanov dans son rôle d’animateur télé. Et ses émissions consacrées à la musique symphonique se sont imposées comme une sorte de feuilleton très populaire, à tel point que les téléspectateurs se sont précipités vers leurs postes toutes affaires cessantes.
La brillante technique de direction, le sens précis du style, le don de faire » chanter » son orchestre comme si chaque musicien avait un Amati entre les mains, et cela tout en sachant mettre en valeur le moindre détail d’écriture, tout cela attire bien évidemment les musiciens. Pour eux, jouer avec Svetlanov, c’est toujours une grande fête. C’est pour cela qu’à la fin d’un concert, aucun des membres de l’orchestre n’est pressé de partir. Longtemps après, ils discutent avec leur chef en espérant faire durer ce moment de plénitude spirituelle. Evgeny Svetlanov est ce que l’on peut appeler un chef d’orchestre-né : pourtant, ce don de la nature est fondé sur un travail personnel titanesque. Voila pourquoi à Bonn, pendant les journées de célébration beethovéniennes, on peut lire dans les journaux que « les Russes ne se contentent pas d’égaler leurs collègues de Vienne et de Berlin-Ouest dans leur interprétation de Beethoven, mais vont même au-delà ». Voilà pourquoi les critiques japonais, comparant Svetlanov à Bernstein et Markevitch, donnent leur préférence au chef d’orchestre soviétique. Voilà pourquoi la presse milanaise affirme que l’orchestre de Svetlanov offre « la meilleure relecture des symphonies de Tchaïkovski ». Ce n’est le fruit que d’un labeur acharné dont Svetlanov possède le secret.
Pour fêter les cinquante ans de son orchestre, Svetlanov a préparé un cycle de concerts. L’élaboration de ce cycle est assez symptomatique : en tant que directeur artistique et principal chef de l’orchestre qu’on dit aujourd’hui le » premier du pays « , il rend hommage dans chacun de ces concerts à tous ses prédécesseurs. Et c’est toute une vie dédiée à la mémoire et au respect des traditions qu’il illustre ici pleinement.
Il a ça dans le sang, il en a par bonheur hérité de ses parents qui étaient chanteurs au Bolchoï, mais aussi de ses professeurs, le compositeur Yuri Chaporine et le chef d’orchestre Alexander Gaouk. Il s’est façonné un univers propre par une existence au seul service de l’art, en toute honnêteté, en toute franchise.
Au cours de vingt années à la tête de l’Orchestre d’Etat, Evgueni Svetlanov a proposé au public un répertoire extrêmement large et intéressant. Un répertoire qui illustre aussi ses prises de positions, ses passions subjectives. « Il y a tant de bonne musique que plusieurs vies ne suffiraient pas pour la jouer et l’écouter, dit Svetlanov, et plus vous travaillez, plus vous voyez combien il reste à faire. »
Mais dans cet océan infini de musique, le chef d’orchestre garde le cap. A l’aube de sa carrière, encore étudiant, Gaouk lui avait demandé ce qui l’avait poussé à devenir chef d’orchestre ; Svetlanov avait répondu : « Une ferme intention de faire renaître les œuvres injustement oubliées, et en premier lieu celles de la musique classique russe. » Et de fait, il est devenu l’un des promoteurs enthousiastes de la musique classique russe, en Union Soviétique comme à l’étranger. Il est aussi le créateur de l’ « Anthologie de la musique classique russe » parue en microsillons et il est reconnu comme une référence pour bon nombre d’œuvres. « Un vrai artiste, dit Svetlanov, est comme un arbre dont les fruits deviennent un patrimoine : plus ils sont goûteux, plus ils nourrissent de monde. Ces fruits peuvent être servis dans beaucoup de pays et à beaucoup de peuples. Mais il ne faut pas oublier quel arbre les a produits et quelle terre a nourri ses racines de ses forces. »
Connaissez-vous le sentiment de l’échec ? A cette question que l’on a une fois posé à Svetlanov, il a répondu d’une façon claire : « Très souvent. Mais ce n’est pas tant l’échec en soi que l’impression que j’aurais pu jouer mieux. Un sentiment d’insatisfaction, d’amertume ne me quitte pas pendant un long moment, et, il faut le dire, cela me donne un coup de fouet dans mon travail. »
Svetlanov est aussi un pêcheur sérieux et passionné. Et sa volonté de se surpasser, ici comme en musique, le contraint à faire des dizaines de kilomètres à la rame (le bateau à moteur, très peu pour lui !) et à consacrer son temps libre à ce hobby qui est si étroitement lié à la nature. Voilà pourquoi on ne rencontrera pas Svetlanov et son épouse Nina sur les plages surpeuplées des stations balnéaires mondaines. Ils passent leur vacances dans des coins perdus au bord des lacs de la Russie du Nord, en Carélie, où les difficultés du quotidien ne gênent absolument pas ce couple habitué au confort international. Ici, en Carélie, ils vivent sans téléphone ni voiture : l’air pur, les surfaces lisses et immenses des eaux, les forêts vierges, le corps-à-corps avec la nature, vont de pair pour Svetlanov avec son travail sur les partitions apportées de Moscou… Ses écrivains contemporains préférés? Leurs noms vous diront ses goûts et ses intérêts : Aïtmatov, Raspoutine, Astafiev… La musique aujourd’hui, ouvrage récent de Svetlanov dans lequel les réflexions profondes sur la nature et la vocation artistique succèdent à des réactions spontanées de son coeur agité, offre encore un trait qui affine le portrait de cet artiste. Au mois de septembre prochain, Evgeny Svetlanov aura soixante ans. Et de nouveau, nous le retrouvons tel qu’en lui-même : ne jamais rien faire à moitié, « pas de traitement de faveur ni pour soi ni pour l’orchestre ». Et le public ne peut qu’attendre un nouvel envol du maître. Ni le ton dithyrambique des critiques internationales, ni les titres honorifiques et autres prix tels que Héros du travail socialiste, lauréat du prix Lénine, prix de l’Etat et Artiste du Peuple de l’URSS, ne peuvent le faire dévier. La soif de création et l’éternelle aspiration à la perfection restent inentamées.