MEMOIRES (3/3)
Svetlanov, le pianiste. Les premières années
Par Nina Moznaïm Svetlanova
Tous ceux qui l’entendaient alors pouvaient observer les qualités qu’il allait développer au pupitre. Il déchiffrait à la perfection. Svetlanov était un interprète passionné du répertoire symphonique et de la musique de chambre. Il possédait une voix splendide de baryton d’opéra. Svetlanov aimait aussi beaucoup la musique de chambre pour voix. Il avait une profonde connaissance des mélodies et des arias.
Il fut un jour présenté à Vera Alexandrovna Davydova, une étoile du Bolchoï. Elle jouait non seulement des rôles très importants à l’opéra, mais elle manifestait un grand intérêt pour les mélodies (ce qui était rare chez les chanteurs d’opéra). Je me souviens très bien du récital de chant de Davydova et de Svetlanov, entièrement consacré aux œuvres de Youri Alexandrovich Chaporine, qu’ils donnèrent à la Salle du conservatoire de Moscou. J’aimerai dire quelques mots sur Chaporine avec qui Svetlanov étudia la composition. Chaporine composait une musique russe remarquable et très belle. C’était par ailleurs quelqu’un de très cultivé, un vrai intellectuel russe, possédant plusieurs langues étrangères. Il connaissait le poète Alexandre Blok et avait transcrit en musique un grand nombre de vers composés par celui-ci. Les partitions pour piano de ces mélodies sont souvent extrêmement complexes et difficiles. Je me souviens de l’exécution de « Zaklinaniye » (Incantantion). Davydova, qui était une très belle femme, chanta cette œuvre bouleversante – inspirée d’un poème de Pouchkine, avec une grande passion. Je conserve encore un souvenir très net de ce récital.
Svetlanov sortit de l’Institut Gnessine comme pianiste et entra au conservatoire de Moscou pour y étudier la composition et la direction. Lors du concert de remise des diplômes à l’Institut, Heinrich Neuhaus présida le jury. Neuhaus fut impressionné par le jeu de Svetlanov et l’invita à poursuivre ses études de piano dans sa classe. Si je me souviens bien, Svetlanov eut une seule leçon de piano, voire deux, avec Neuhaus, mais pas plus, car le « courant » ne passa pas entre eux. Svetlanov apporta « La Valse » de Ravel, qui était son œuvre préférée, à la première leçon et joua très bien. J’assistais à la leçon. Tout d’abord, Neuhaus déclara qu’il n’aimait pas ce morceau, puis il fit avec réticence quelques remarques. Bref, la leçon ne se passa pas bien – Neuhaus était un personnage complexe. Mais cela n’avait pas une grande importance, car de toute façon Svetlanov jouait merveilleusement bien, et son activité de pianiste était alors intense. J’étais sa partenaire lors des duos. Svetlanov et moi avons interprété ensemble une quantité immense de littérature symphonique. Nous avons interprété presque la totalité de la musique symphonique russe et une grande partie de la musique symphonique occidentale pour quatre mains.
En Union soviétique l’usage voulait qu’une nouvelle œuvre fût approuvée par un comité d’Etat avant d’être exécutée en public. Il y avait beaucoup de jeunes compositeurs en URSS ; les nombreuses républiques qui la composaient encourageaient le développement des arts et de la musique sur le plan local. Tous ces compositeurs écrivaient des partitions pour orchestre. Peu d’entre eux étaient suffisamment compétents au piano pour présenter la partition au comité, et cette présentation était le plus souvent exécutée sur un ou deux pianos, pour quatre mains. Notre duo – c’est-à-dire Svetlanov et moi-même – était très sollicité pour ces présentations. Les compositeurs nous demandèrent bientôt d’exécuter leurs œuvres devant le comité. Svetlanov lui-même transcrivait les partitions pour le piano. Je me souviens d’avoir vu des piles de ces partitions chez nous, à la maison. Chacun savait qu’une présentation par notre duo équivalait en général à un résultat positif au comité. La virtuosité pianistique de Svetlanov était remarquable. Malheureusement elle est restée largement méconnue.