René Koering, directeur de la Musique à Radio France, parle d’Evgeny Svetlanov
(Texte publié dans le livret qui accompagne le CD « Hommage à Evgeny Svetlanov », Debussy et Scriabine, Naïve V4946)
Quel rôle a joué Svetlanov non seulement en Russie mais dans le monde ? Sa place aujourd’hui ?
La place de Svetlanov a enfin été révélée au monde non soviétique. Que Svetlanov découvre le monde et que le monde découvre Svetlanov n’a pas pu se faire sans quelques crises. Le destin d’un homme ne peut être contrôlé par des bureaux, des règlements. L’artiste, le grand artiste que fut Svetlanov n’a pas à se plier aux désirs de ceux qui ne connaissent que leur intérêt.
La France, sa deuxième patrie ?
La réponse à cette question est aussi dans la précédente. La France est souvent pour les Russes une deuxième patrie. Je ne rappellerai pas les liens du passé (depuis Pierre le Grand) entre nos deux cultures. Je suis sûr que Svetlanov était heureux en France, et les Français étaient secoués par Svetlanov, ce genre de colosse musical ne peut que frapper un Français.
Svetlanov possédait le génie de son pays, entièrement, et je crois que rien ne déclenche plus l’amour chez les Français.
Votre amitié…
Mon amitié avec Svetlanov a été subite. Je lui ai dit toute l’admiration que je portais à sa façon de “lire” la musique et nous nous sommes entendus immédiatement. Chaque fois que je lui posais une question, il prenait trente à cinquante secondes pour me répondre. C’est long, vous savez, et c’est surtout inhabituel. Mais je le comprends d’autant mieux que je fais souvent pareil quand il s’agit de choses importantes.
Svetlanov était quelqu’un qui prenait les choses au sérieux et je pense qu’il devait se fâcher si on ne comprenait pas que la musique touchait à des régions “sérieuses” de l’âme. Son calme et ses yeux perçants montraient qu’au-delà de la pêche, passion qu’il partageait avec Nina, et que j’aime beaucoup moi-même, on pouvait aborder sans complexe les sujets les plus importants dont évidemment la musique.
Comme musicien, il possédait pour moi la première des qualités, celle de penser que notre art pouvait sauver le monde et que ceux qui ne le croyaient pas étaient des Philistins.
Vos commentaires sur son enregistrement de l’anthologie russe ?
L’enregistrement de l’anthologie russe, y compris l’intégrale Miaskovski, est l’ultime témoignage de ce qu’a été cette grande vague. Les interprétations qui viendront soit seront le fait d’épigones, soit seront différentes et ne pourront pas s’inscrire comme le témoignage historique russe. Miaskovski fait partie de ces compositeurs dont l’oeuvre est un océan de sensations, de méditations. Contre lui a joué un autre océan musical, celui de Chostakovitch qui a été certainement plus facile pour le public, qui a adhéré spontanément à son oeuvre.
C’est ainsi pour chaque temps de l’histoire et cela n’enlève rien au somptueux cadeau qu’a fait Miaskovski à la musique russe.
Vos souvenirs des derniers concerts…
Mes derniers souvenirs sont Christus de Liszt avec l’Orchestre National de France à Paris et la Butterfly à l’Opéra National de Montpellier.
Le premier était une surprise car je ne pensais pas que Svetlanov allait diriger ce chef-d’oeuvre comme pour lui ouvrir les portes de l’éternité. Je connais bien cette partition et les pièges qu’elle renferme. Svetlanov a abordé l’oeuvre avec une simplicité de moine, les tempi étaient vraiment lents et je crois que ça a surpris tant les chanteurs que les musiciens mais je crois qu’on ne dirige pas sa propre transfiguration au pas de course. Je crois qu’il a pris le temps de souffrir, de chercher où était la vérité dans cette immense glorification du Christ ; je crois qu’il a vu dès l’entrée où cette musique allait le mener, c’est-à-dire beaucoup plus loin qu’il avait pensé d’abord, si loin qu’il n’est pas revenu. Ça se voyait dans le sourire clair et narquois, comme dans la profonde méditation qui l’amenait souvent à évoquer des sujets plus que graves.
Quant à Butterfly, il a voulu le diriger une dernière fois, et pour la dernière fois, il voulait rappeler ainsi sa mère. C’est ce que nous faisons tous, je pense. Il avait tant de fois joué le petit garçon de Butterfly, rôle que chantait sa mère, qu’il a voulu la rejoindre sur cette musique qui l’avait vu naître. J’étais très inquiet la dernière fois que j’ai dîné avec lui, il était si gai et si drôle et Nina aussi ! On a parlé de pêche et un peu de musique… Je n’imaginais pas ne pas le revoir.
Le désir éternel de Svetlanov de découvrir…
Sur cette question-là, je ne pouvais que me réjouir de trouver quelqu’un de sa stature qui me proposait d’aborder ces partitions inconnues. Quel bonheur ! Moi qui vois souvent des chefs douteux ne vouloir se frotter qu’aux grands chefs-d’oeuvre, quel bonheur de voir ce colosse lire des partitions que tout le monde oubliait, et les restituer avec quel talent et quel bonheur !